Le capitalisme n’est pas soluble dans le libéralisme

Avant tout chose, il faut préciser dans quel sens sera employé le terme « libéralisme » dans cet article. Ici, je l’emploierai pour désigner la doctrine politique qui défend les droits individuels fondamentaux – notamment le droit à la vie (à ne pas confondre avec l’idéologie anti-IVG dite pro-life), le droit de disposer de son corps, la liberté d’expression, la liberté de circulation.

Le capitalisme construit contre les droits de l’Homme

Evoquons d’abord ce que les historiens nomment le capitalisme commercial, ou capitalisme mercantiliste, qui s’étale entre le 16ème et le 18ème siècle. Les grandes entreprises capitalistes de cette époque sont : les compagnies maritimes (par exemple La Compagnie des Indes Orientales), les plantations dans les colonies (tabac, canne à sucre, coton), les banques. Ce capitalisme est fondé sur la colonisation, l’expropriation des autochtones1 et l’esclavage. Il trouvera son apogée lorsque le commerce triangulaire battra son plein au 18ème siècle.

Mais l’expropriation et l’accaparement des terres ne sont pas un sort réservé aux colonies. En Angleterre, entre le 16ème et le 18ème siècle, le mouvement des enclosures, qui trouvera son aboutissement avec la loi de 1773 dite Inclosure Act, supprimera le droit des paysans d’utiliser en commun champs et pâturages, jettera dans la pauvreté une grande partie de ceux-ci qui s’exileront dans les centres urbains et formeront le prolétariat lors de l’industrialisation du pays. Par contre, ce mouvement permettra le développement d’un capitalisme agraire avec la constitution d’une classe de grands propriétaires terriens qui remplaceront l’agriculture vivrière par l’élevage de moutons, d’abord en vue de l’exportation de laine puis pour fournir les premières industries de tisserands.

Au 19ème siècle, début du capitalisme industriel, les choses ne s’améliorent pas vraiment. En Angleterre, à la suite de la Nouvelle Loi sur les Pauvres (New Poor Law) de 1834, les pauvres sont entassés dans les Workhouses2, sortes d’usines-prisons dans lesquelles, comme l’indique leur nom,  on les force à travailler. Quant aux Etats-Unis, l’esclavage continue de prospérer et permet de fournir les matières premières aux régions qui s’industrialisent, lesquelles se développeront aussi en fournissant du matériel aux plantations du sud, sans oublier les banques qui pourront investir dans les industries du nord, en partie, grâce aux revenus des plantations sudistes.

On aurait tort de croire que le capitalisme actuel aurait fait disparaître ces pratiques. De nombreuses transnationales sont régulièrement dénoncées pour avoir recours au travail forcé. Ces dernières années, l’attention s’est focalisée sur de grandes entreprises mondialement connues et exploitant le travail forcé des Ouïghours, mis en place par la Chine. On peut citer sans être exhaustif : Acer, Adidas, Alstom, Amazon, Apple, ASUS, BMW, Bombardier, Bosch, Calvin Klein, Cerruti, Cisco, Dell, Electrolux, Fila, Gap, General Motors, Google, H&M, Haier, Hitachi, HP, Huawei, Lacoste, Land Rover, Lenovo, LG, Mercedes, Microsoft, Mitsubishi, Nike, Nintendo, Nokia, Panasonic, Ralph Lauren, Puma, Samsung, Siemens, Skechers, Sony, Tommy Hilfiger, Toshiba, Volkswagen, Xiaomi, Zara. Plus récemment, c’est une entreprise de pneus, installée en Serbie, qui est accusée d’esclavage moderne.

Sans aller jusqu’à parler de travail forcé ou d’esclavage, il est assez banal de constater que des entreprises imposent des conditions de travail violant les droits humains élémentaires : répression syndicale , exposition à des produits toxiques sans protection, salaires de misère, cadences et horaires de travail destructeurs physiquement et psychiquement, licenciement arbitraire sans aucun recours, licenciement en cas de grossesse, … Et il ne faudrait pas croire que ça ne concerne que les entreprises installées dans des pays en développement, on en trouve aussi dans nos pays développés. Prenez l’exemple d’ Amazon, la transnationale est régulièrement montrée du doigt pour des conditions de travail violentes3.

Construit sur l’esclavage, la colonisation et l’expropriation, perpétuant le travail forcé, la violence et les atteintes aux droits humains, qui osera prétendre que le capitalisme puisse être libéral ? 


Notes :

1 Sur le sort des Amérindiens on pourra citer Tocqueville qui écrivait dans De la démocratie en Amérique : « Quoique le vaste pays […] fût habité par de nombreuses tribus d’indigènes, on peut dire avec justice qu’à l’époque de la découverte il ne formait encore qu’un désert. Les Indiens l’occupaient mais ne le possédaient pas. […] La Providence, en les plaçant au milieu des richesses du Nouveau-Monde, semblait ne leur avoir donné qu’un court usufruit. Ils n’étaient là, en quelque sorte qu’en attendant. […] ce continent tout entier [apparaissait] comme le berceau encore vide d’une grande nation. »

2 Là encore citons Tocqueville et sa description d’une Workhouse : « House of Industry : vaste édifice, soutenu annuellement par des dons volontaires. Dix-huit cents à deux mille pauvres y sont admis pendant le jour. Ils y reçoivent la nourriture, le couvert, et quand on peut les occuper, le travail. Ils couchent où ils peuvent. Spectacle intérieur : l’aspect le plus hideux, le plus dégoûtant de la misère : une salle très longue remplie de femmes et d’enfants, que leurs infirmités ou leur âge empêchent de travailler. Sur le plancher, les pauvres couchés pêle-mêle comme des cochons dans la boue de leurs bouges. On a de la peine à ne pas mettre le pied sur un corps à moitié nu. » in Oeuvres complètes d’Alexis de Tocqueville, publiées par Madame de Tocqueville, T. 8, 1864-1867, p. 376. 

3 Par exemple https://www.lefigaro.fr/societes/2016/12/12/20005-20161212ARTFIG00084-amazon-a-nouveau-critique-pour-ses-conditions-de-travail.phphttps://www.capital.fr/entreprises-marches/amazon-un-rapport-alarmant-sur-les-conditions-de-travail-a-montelimar-1285393https://www.francetvinfo.fr/internet/amazon/stress-cadences-infernales-maladies-professionnelles-l-envers-du-decor-d-amazon_2400982.html


Sources : 

Sven Beckert et Seth Rockman (éd.), Slavery’s Capitalism: A New History of American Economic Development, 2016 

Quentin Ravelli, « Le capitalisme a-t-il une date de naissance ? », Tracés. Revue de Sciences humaines, 36 | 2019, 29-57.

Marcus Rediker , À bord du négrier. Une histoire atlantique de la traite, 2013. 

Eric Williams, Capitalisme and slavery, 1944. 

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