Quand le fanatisme libertarien détruit une entreprise

C’est l’histoire de la Sears Holdings Corporation, grand groupe de distribution américain concurrent de Walmart, créé en 2005, issu de la fusion entre Kmart et Sears, Roebuck and Co.

Son président Edward Lampert, libertarien déclaré, grand fan de Ayn Rand, profite de cette fusion pour diviser le groupe en une quarantaine d’unités autonomes mises en concurrence. Ainsi, si la division de l’habillement avait besoin de recourir aux services administratifs, elle devait signer un contrat avec la division dédiée. Vous imaginez le surcroît de bureaucratie ! Pire, elle pouvait préférer faire appel à un prestataire extérieur à l’entreprise si cela pouvait améliorer le bilan financier de l’unité et même si cela se faisait au détriment du groupe dans son ensemble !

De nombreux cadres dirigeants ont raconté lors d’entretien avec la journaliste Mina Kimes, quantité d’exemples de ce genre. Citons le cas de la branche d’électroménager de Sears (Kenmore). Celle-ci a été divisée en deux unités : la division électroménager qui s’occupaient des ventes et la division marketing. Lorsqu’une vente d’une machine Kenmore avait lieu, la division électroménager devait payer des frais à la division marketing. Or il s’est avéré que la vente de produits concurrents de Kenmore était plus rentable pour la division électroménager. Donc qu’a-t-elle fait ? Elle a privilégié le placement de ces produits au détriment de Kenmore et de la rentabilité globale du groupe !

Autre cas semblable concernant cette fois Craftsman, la marque d’outillage de Sears. Craftsman s’est aperçu qu’il était plus rentable de faire appel à un fournisseur de batterie externe plutôt qu’à la marque de Sears, DieHard. Encore une fois, ce qui primait c’étaient les résultats de l’unité plutôt que les résultats du groupe.

Certains cadres ont aussi raconté des anecdotes assez drôles de par leur côté ubuesque. Par exemple, le fait que lors des réunions, les dirigeants attachaient des protecteurs d’écran à leur ordinateur pour empêcher leurs collègues-concurrents de voir ce qu’ils faisaient, ou encore les disputes récurrentes entre directeurs de marketing des différentes unités pour obtenir un positionnement clé dans les prospectus publicitaires au détriment des autres divisions. Cela pouvait donner lieu à des choix surprenants : des tournevis placés juste à côté de la lingerie, un mini-vélo pour enfants en couverture d’un prospectus dédié à la fête des mères !

Bien entendu, tout cela ne pouvait avoir comme conséquence qu’une dégradation des résultats du groupe.  Cela n’a fait que créer des comportements vicieux entre unités, celles-ci cherchant aussi bien à améliorer leurs résultats qu’à nuire à ceux des autres divisions. Toutes les opérations dont les coûts étaient encore mutualisées ont été perçues comme risquant de favoriser les unités concurrentes et donc ont été abandonnées, ce qui a, bien sûr, entraîné des surcoûts. L’entretien des infrastructures, perçus comme un coût, a été délaissé.

Un ancien cadre, Shaunak Dave, a qualifié la culture d’entreprise de Sears de « warring tribes » (« guerre de tribus ») .

Le bilan de tout ça ? 2 milliards de pertes en 2016, 10,4 milliards depuis 2011 (dernière année bénéficiaire), 175 magasins fermés en 2017, 2 275 magasins depuis 2010 (soit plus de la moitié), mise en faillite en 2018. Dans les magasins qui restent, des fuites, des escalators qui ne fonctionnent pas, des étagères vides.

J’ai employé à dessein le mot « fanatisme » dans le titre notamment parce que malgré cet échec patent, Edward Lampert n’a jamais admis ses erreurs et continue de défendre ce modèle de concurrence exacerbée.

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