Pourquoi le marché n’est pas efficient (1)

Cet article est le premier d’une série visant à montrer pourquoi ceux qui croient en l’efficience du marché font fausse route.

Le sacro-saint dogme du marché efficient

Malgré quelques divergences plus ou moins importantes, les néolibéraux, les libertariens et les économistes orthodoxes s’accordent tous sur l’efficience du marché ou dit autrement sur l’idée que le marché garantit « la meilleure allocation des ressources ». Qu’est-ce que cela signifie ? Que le marché est un processus et même l’unique processus qui permet de répartir les marchandises produites, entre les individus, de manière à maximiser leur satisfaction.

Plus concrètement, au sein de la société, il y a des individus qui vont produire différentes marchandises (des pommes, des bananes, des voitures, du café, des tracteurs, etc). Celui qui va produire des pommes aura sans doute envie et besoin d’acheter une voiture, ou des tracteurs, ou des bananes. Et réciproquement, celui qui produit des voitures, ou des tracteurs, ou des bananes, voudra peut-être acheter des pommes. Il y a donc possibilité d’échanges mutuellement avantageux : je t’échange x pommes contre y bananes (voitures ou tracteurs, etc).

Cette représentation est assez primitive, elle modélise un système de troc. Or notre système économique n’est pas basé sur le troc mais sur l’échange monétaire. Les individus n’échangent pas des pommes contre des bananes mais des pommes contre de l’argent, de la monnaie, monnaie qu’ils ont pu acquérir en vendant des marchandises ou en bénéficiant d’un crédit auprès d’une banque. Cette question du crédit est fondamentale, j’y reviendrai sans doute plus tard lorsque j’expliquerai que la loi de Say n’est pas adaptée aux économies capitalistes.

Bilan : il y a des individus qui ont produit des marchandises et qui veulent échanger une partie de leur production contre de la monnaie (par exemple pour payer leur crédit ou pour ensuite pouvoir acheter des marchandises), il y a des individus qui disposent de monnaie qui veulent échanger leur argent contre des marchandises (pour se nourrir, se vêtir, se faire plaisir, etc). Nous prendrons ce modèle comme référence.

Que dit la théorie économique orthodoxe ?

Tant qu’on laisse faire les individus, ceux-ci vont échanger tant qu’ils auront intérêt à échanger. Dit autrement, à partir du moment où un individu estime qu’échanger x euros contre n pommes ne lui apporte pas plus de satisfaction, il n’échangera pas. Concernant les vendeurs, si l’acheteur propose un prix trop bas, ils ne vendront pas à celui-ci mais à celui qui accepte d’acheter à un prix plus élevé,tout en ayant à l’esprit d’écouler leur production. Il va alors se créer un équilibre, c’est-à-dire une situation dans laquelle les individus n’auront plus intérêt à échanger. En langage technique, on parle d’un optimum parétien (ou optimum de Pareto). Cela paraît de bon sens, c’est la fameuse loi de l’offre et de la demande. Mais comme souvent, il faut se méfier du bon sens. Je reviendrai dans un prochain article sur cette pseudo-loi, pour l’instant admettons-là, car même en l’admettant on s’aperçoit que le marché, seul, ne peut être efficient. Pourquoi ? Parce qu’il existe plusieurs optima parétiens qui dépendent des dotations initiales individuelles. Prenons un exemple. Deux individus, A et B, disposent chacun de 100 euros, deux individus, C et D, vendent respectivement 100 pommes et 100 bananes. On peut imaginer l’équilibre, l‘optimum de Pareto, suivant : 60 pommes/40 bananes pour A, 40 pommes/60 bananes pour B, 100 euros pour C, 100 euros pour D. Si les dotations sont différentes, cette situation ne pourra pas être atteinte. Par exemple, si au lieu d’avoir 100 euros pour A et B, on a 150 euros pour A et 50 euros pour B, l’optimum précédent n’est pas réalisable. Par contre, on peut imaginer un optimum 90 pommes/60bananes pour A, 10 pommes/40 bananes pour B, 100 euros pour C et 100 euros pour D. Lequel est le meilleur, lequel est préférable ? C’est mathématiquement impossible à déterminer.

La réponse des pro-marchés.

Ceux -ci rétorquent : « mais les dotations initiales des agents (cela correspond dans les deux exemples précédents aux sommes d’argent dont dispose les agents A et B) sont déterminé par le marché, il ne peut exister qu’un optimum et non pas plusieurs, si on laisse faire le marché. » Ils sont bien gentils mais ils font un raisonnement circulaire ou plutôt une régression à l’infini. S’il est vrai que les dotations initiales à un instant t sont déterminé par le fonctionnement du marché, elles dépendent aussi des dotations initiales à l’instant t-1, qui elles-mêmes dépendent du fonctionnement du marché et des dotations initiales à l’instant t-2, etc. On ne s’en sort pas…

Alors, quelle(s) conclusion(s) ?

C.1. Le marché, seul, ne suffit pas à garantir LA meilleure allocation des ressources. D’abord parce que ça n’existe pas LA meilleure allocation des ressources. Tout au plus on pourrait dire que le marché garantit la meilleure allocation des ressources relativement aux dotations initiales des agents (en fait, dans les articles suivant, nous verrons que ce n’est même pas certain). Il convient donc de s’intéresser au processus de dotation initiale. La bonne question à se poser, la question fondamentale, est celle du droit de propriété. Cela paraît assez évident. Pour qu’existe un marché, il faut préalablement qu’existe un système permettant de déterminer à qui appartient telle marchandise afin qu’elle puisse être échangée par un individu qui sera le propriétaire légal. J’insiste sur le terme « légal » car c’est bien la loi qui déterminera qui est propriétaire de telle marchandise. Or la production de la loi est un phénomène hors-marché et qui ne peut-être qu’ hors-marché malgré certains délires libertariens prétendant le contraire mais qui se résument comme très souvent à des pétitions de principe (ou circularités logiques). Imaginons un système dans lequel, un seigneur accapare, confisque, les biens produits sur son domaine par des ouvriers, leur en laissant seulement une portion congrue. Cela n’empêchera nullement au marché d’aboutir à un optimum, à la meilleure allocation des ressources relativement aux dotations initiales du seigneur et des ouvriers ! Par contre, si les ouvriers conservent le fruit de leur travail, l’optimum ne sera plus le même, il y aura une autre meilleure allocation des ressources qui semblera meilleure que la précédente (bien qu’il soit impossible de le démontrer de manière mathématique). D’où vient la différence ? Ce n’est pas le fonctionnement du marché qui est en cause, mais les règles établissant la propriété des marchandises produites. Or ce n’est pas le marché qui établit ces règles. D’où la conclusion qui s’impose : le marché, seul, ne peut pas être considéré comme « efficient ».

C.2. Le marché ne naît pas spontanément. Son existence est conditionnée à l’institution de règles régissant aussi bien la question de la propriété (à qui appartient telle ou telle marchandise, qui dispose du droit de l’échanger sur le marché, etc?), que le fonctionnement du marché lui-même (interdiction d’ententes entre producteurs, obligation de payer ou de fournir les marchandises selon les conditions prévues par le contrat, etc). Certains me rétorqueront : « Et le marché noir ? Et ce qu’on appelle le marché informel (par exemple sur lequel s’échange de la drogue, des armes, des organes, des êtres humains, etc) » Cela ne contredit nullement ce que je viens de dire, bien au contraire. Certes les règles qui encadrent ces marchés ne sont pas des règles légales, mais elles existent, elles sont d’ailleurs généralement beaucoup plus violentes. Pensez par exemple à un individu qui se permet de vendre une quantité de drogue sans l’accord de son patron, je vous laisse imaginer ce qui lui arrivera ou encore celui qui ne livre pas à temps la marchandise convenue…

C.3. Il est impossible d’établir une théorie de la justice fondée sur la seule procédure, comme le fait par exemple Robert Nozick1 (figure libertarienne). Selon cette approche, si le processus qui conduit à la répartition des ressources est juste, alors la répartition est juste. En général, les défenseurs de cette approche considèrent que seul un processus de marché libre est un processus juste (puisqu’il est censé conduire à la meilleure allocation des ressources). Conclusion : laissez faire le marché et vous vivrez dans une société juste ! Problème : nous venons de voir que ce n’est pas tant le marché qui détermine, in fine, l’allocation des ressources, mais les conditions initiales, les dotations initiales des agents, qui, elles, sont indépendantes du marché. Repensez à mon exemple du seigneur et des ouvriers. Il confisque la quasi-totalité des marchandises produits sur son domaine. A partir de cette situation initiale, on peut imaginer un processus de marché qui aboutira à une situation optimale (relative). Si on s’en tient à l’approche procédurale de Nozick, cette situation serait considérée comme « juste », puisqu’issue du marché. Pourtant, je ne pense pas que Nozick, comme tout le monde, trouve juste l’attitude du seigneur accaparant ce qui a été produit par d’autres. L’approche procédurale pèche de la même manière que la théorie du marché efficient. Elle oublie le fait qu’un processus permet de passer d’une situation initiale (S0) à une nouvelle situation (S1). Or si la situation initiale S0 n’est pas juste, il est difficile d’admettre que, même si le processus conduisant à la nouvelle situation S1 est juste, la situation S1 est juste. Au mieux, on pourrait dire qu’elle n’est pas plus injuste que S0.


Notes :

1 R. Nozick, Anarchie, Etat et utopie, PUF, 1988, chap. 7 (Justice distributive).

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