Les fautes des économistes orthodoxes

« Pour réduire le chômage il faut baisser le coût du travail ». Dans un article précédent je montrais que cette pseudo-loi régulièrement invoquée par les néolibéraux pour justifier leur politique en matière de coût du travail se révélait fausse lorsqu’on procédait à une vérification empirique. Je vais maintenant expliquer les erreurs théoriques commises par les économistes orthodoxes à l’origine de « loi » en question.

L’offre de travail n’est pas croissante

La première erreur des économistes orthodoxes est de considérer le travail comme une marchandise comme une autre et donc, dont l’offre et la demande suivent les mêmes lois que celle-ci. En particulier, selon la théorie orthodoxe, l’offre de travail (la quantité de travail que les travailleurs sont prêts à fournir en échange de revenus) devrait être croissante.offre de M

Si l’offre de travail suit cette même loi, cela signifie que lorsque les salaires (le prix du travail) augmentent les individus vont travailler davantage, vont consacrer davantage de temps au travail et moins à leurs loisirs. A contrario, cela signifie que si les salaires diminuent, les salariés vont passer moins de temps au travail. Vous remarquerez que c’est plutôt le contraire qui se passe dans le monde réel ! En effet, les individus cherchent à maintenir leur niveau de vie, donc si leur salaire diminue ils ont au contraire avoir tendance à travailler davantage (par exemple en faisant des heures supplémentaires). L’entreprise ne sera donc pas incitée à embaucher puisqu’elle pourra produire autant voire davantage pour un prix moindre.

Paradoxalement, si on veut absolument conserver le totem orthodoxe d’une courbe d’offre croissante, il faudrait au moins que soit mis en place un salaire minimum qui garantit aux individus un certain niveau de vie. Toutefois, cela ne garantirait pas une offre individuelle de travail croissante. Là encore dans le monde réel, si un individu voit son salaire augmenter, il aura peut-être tendance à passer moins de temps au travail pour se consacrer aux loisirs (en faisant moins d’heures supplémentaires par exemple) puisqu’il pourra améliorer son bien-être sans perte de revenus.

Conclusion : il vaut mieux jeter à la poubelle l’idée d’une courbe d’offre croissante si chère aux économistes orthodoxes (de salon ?).

Une courbe de demande impossible à tracer

L’autre totem orthodoxe est la loi symétrique à celle présentée supra : la décroissance de la demande de travail. Pour la tracer, la pensée orthodoxe part du principe qu’une entreprise va embaucher jusqu’à ce que la recette issue de la quantité produite par le dernier travailleur embauché (recette marginale) égale le coût de ce travailleur. De manière plus formelle, cela s’écrit comme cela : 

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Pour pouvoir construire notre courbe représentant la demande de travail, nous donc besoin de connaître la courbe de productivité marginale. La théorie orthodoxe présuppose que celle-ci est décroissante (au moins à partir d’un certain seuil), c’est-à-dire que tout travailleur supplémentaire produit moins que ces prédécesseurs. Elle est représentée par une courbe de cette forme :

A partir de là on peut tracer la courbe de recette marginale, elle aura la même allure puisque la recette marginale est définie par :

Dans la suite, on ne s’intéresse qu’à la partie décroissante de la courbe.

On peut maintenant tracer la courbe de demande de travail en fonction du coût du travail. Pour cela la méthode est la suivante :

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La courbe de demande de travail aura alors l’allure suivante :image_2021-04-28_145242

Les économistes orthodoxes peuvent respirer la demande de travail est bien décroissante. Ceci dit, il s’agit ici de la demande pour UNE entreprise, chaque entreprise a sa propre demande de travail. Pour obtenir la demande globale (ou agrégée), l’économiste orthodoxe procèdera à la sommation de toutes ces courbes de demande. Là encore il peut respirer puisqu’il trouve également une courbe de demande agrégée décroissante qui confirme donc la « loi » : « si le coût du travail augmente, la demande de travail diminue (et donc le chômage augmente) » .

La courbe de demande agrégée (de travail) obtenue par « sommation » des courbes de demande individuelles de travail ne peut donc pas représenter la demande réelle de travail.

Je ne vois pas d’autre solution que de jeter une nouvelle fois le raisonnement orthodoxe à la poubelle. 

LA PRODUCTIVITE MARGINALE N’EST PAS CROISSANTE

J’ai évoqué plus haut une hypothèse fondamentale au raisonnement orthodoxe sur la décroissance de la demande de travail. Cette hypothèse était la décroissance de la productivité marginale (au moins à partir d’un certain seuil), c’est-à-dire que la quantité de marchandises produite par le dernier travailleur est inférieure à celle de chacun des travailleurs précédents. Je rappelle l’allure de la courbe correspondante :

De cette courbe on peut alors dériver la courbe de coût unitaire de production, c’est-à-dire le coût moyen pour produire une marchandise en fonction de la quantité de marchandise produites (ou à produire). Le coût du travail (par exemple le salaire horaire) est fixé1 .

Le coût unitaire commence par diminuer puis, passé un minimum il augmente très rapidement. 

Ce sont des courbes d’allure similaire qui se trouvent dans les manuels de science économique orthodoxe. 

PROBLEME : lorsqu’on confronte la théorie orthodoxe à la réalité, c’est-à-dire lorsqu’on présente à des chefs d’entreprise différents types de courbes et qu’on leur demande de choisir celle qui représente le mieux la relation entre coût unitaire et niveau de production au sein de leur entreprise, on obtient des résultats en total désaccord avec ce qui est présenté dans les manuels.

Prenons l’étude empirique menée par Wilford J. Eiteman, Glenn E. Guthrie,  The shape of the average cost curve2 Il s’agissait de proposer à 334 dirigeants d’entreprise huit courbes de forme différente et de leur demander laquelle représentait le mieux la relation entre coût unitaire et production dans leur entreprise. Sur 334, seuls 18 choisirent une courbe ressemblant à celle présentée supra (soit environ 5%). Les 316 restants se répartissent en deux catégories : 

  • 113 choisissent le dessin suivant  

Il représente des coûts unitaires élevés pour la production minimale, qui déclinent graduellement vers un niveau de coût inférieur proche de la capacité maximale, après lequel ils augmentent lentement. 

  • 203 choisissent celui-ci 

Il représente un coût unitaire élevé pour la production minimale, qui décline graduellement jusqu’à la capacité de production totale pour laquelle ils sont le plus bas. 

Mais alors que croire ? Les théories orthodoxes formulées par des économistes de salon ou les résultats empiriques d’une enquête menée auprès de dirigeants d’entreprise dont l’une des préoccupations est justement le niveau des coûts de production ?

Si l’on opte pour la seconde alternative (ce qui paraît être le plus raisonnable), alors il est clair que l’hypothèse de décroissance de la productivité marginale devient fausse. En outre, le choix par l’immense majorité des dirigeants d’entreprise de courbes de coût unitaire décroissante ou quasi-décroissante oblige à conclure à une productivité marginale croissante, soit tout le contraire de la théorie orthodoxe ! 

SYNTHÈSE

Nous avons vu précédemment que la pseudo-loi de relation entre coût du travail et chômage (« si le coût du travail augmente alors le chômage augmente ») ne se vérifiait pas empiriquement. Dans cet article, on s’aperçoit que le soubassement théorique qui devrait justifier cette loi est extrêmement branlant, pour ne pas dire qu’il s’écroule. Pourtant c’est ce qu’on enseigne aux étudiants dans leurs premières années (seuls ceux qui se spécialisent en sciences économiques et continuent jusqu’au moins en Master découvriront qu’on leur a menti…).


Notes : 

1 On pourra trouver une preuve ici

2 Wilford J. Eiteman, Glenn E. Guthrie,  The shape of the average cost curve, American Economic Review, vol. 42, n°5, 1952, p. 834-835, cité par Steve Keen dans L’Imposture économique

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