Qu’est-ce que le néolibéralisme ?

Qu’est-ce que le néolibéralisme ?

Le terme « néolibéral » est couramment employé pour dénoncer certaines politiques économiques et sociales. Malheureusement, cette vulgarisation s’accompagne d’un flou autour de son sens. Il convient donc de réintroduire rigueur et précision quant à sa signification.

Notons d’abord que le mot « néolibéralisme » désigne un complexe constitué de deux composantes : un bloc idéologique d’une part, et un ensemble de pratiques de l’autre.

a. Un bloc idéologique divisé en courants hétérogènes

S’il fallait faire la généalogie du néolibéralisme, celle-ci débuterait dans l’entre-deux guerres au sein du domaine des sciences sociales, plus particulièrement celui de la science économique, et il aurait comme génitrices ce qu’il est de coutume d’appeler l’Ecole Autrichienne d’Economie et l’Ecole de Fribourg, auxquelles viendra s’ajouter à partir des années 60 l’Ecole de Chicago. Toutefois, il ne faut pas commettre l’erreur de penser que le néolibéralisme est l’agrégat de ces trois écoles ni même une synthèse de celles-ci, tant il existe des divergences fondamentales entre elles sur les plans épistémologique et méthodologique1 (place de l’État, nature et fonction de la monnaie, rôle des Banques centrales, usage des statistiques, des modèles mathématiques et des études empiriques dans la science économique, par exemple) . C’est plutôt l’ensemble des croyances, postulats et principes qui constituent le noyau idéologique partagé par ces trois Ecoles.

Croyances et postulats :

– Le marché est le meilleur moyen d’allocation des ressources

– Le secteur privé est plus efficient que le secteur public

– La concurrence est le processus optimal pour réguler les échanges marchands et les relations inter-individuelles

– Il existe une inégalité entre individus intrinsèque, il y a ceux capables d’action, d’invention (les producteurs) et les autres (les assistés)

– Il existe des « lois naturelles » qui gouvernent l’économie

Principes :

– Célébration de la propriété privée qui doit être à tout prix protégée.

– Préférence pour le contrat par rapport à la loi

– Interprétation des relations inter-individuelle comme relation contractuelle

– Culte de l’entrepreneur, du self-made-man, capable de forger son destin et surtout d’élever le reste de la population grâce à ses idées, sa production.

– « Naturalisation » de la propriété privée, du marché, de la concurrence, des inégalités.

b. La praxis néolibérale

Nous avons dit précédemment que l’idéologie néolibérale affirmait que la propriété privée, le marché, la concurrence, les inégalités étaient des phénomènes naturels et que l’économie obéissait à des lois elles aussi naturelles (qu’elles soient purement logiques ou empirico-logique). Paradoxalement cela permet au néolibéralisme de justifier des politiques en prétendant qu’il n’y en a pas d’autres possibles, discours symbolisé par l’emblématique TINA (There Is No Alternative) de Margaret Thatcher.

Je dis « paradoxalement » car il est évident que si les choses étaient aussi « naturelles » que le prétendent les néolibéraux, ils n’auraient pas besoin de mettre en place, ou de faire pression pour mettre en place, les politiques qu’ils affectionnent comme la libéralisation des échanges, la flexibilisation du droit du travail, la compression du coût du travail, la dérégulation des flux financiers.

La prédilection de la praxis néolibérale pour les dispositifs bureaucratiques2 censés améliorer ou permettre le bon fonctionnement du marché contredit également la conception naturalisante évoquée précédemment. Par « dispositifs bureaucratiques », je fais référence à ces organismes publics, semi-publics ou privés chargés de faire en forte et vérifier que la concurrence soit bien « libre et non faussée », de définir des normes afin de rendre l’environnement économique conforme aux règles du marché et propice à l’entreprise (pensons aux normes ISO de l’Organisation internationale de normalisation, organisme public ou bien aux normes IFRS de l’International Accounting Standards Board, organisme privé), de délivrer des certifications (cabinets d’audit privés), ou encore au juridisme qui accompagne les contrats d’externalisation ou les dossiers d’appels d’offre (et qui a donné naissance à des entreprises spécialisées dans ces domaines).

Le néolibéralisme a également bouleversé les rapports au sein du monde de l’entreprise en instaurant une compétition (faussement appelée « concurrence ») entre les salariés, les services et les établissements d’un même groupe. Concrètement cela passe par la rémunération dite au mérite et à la performance (il ne s’agit plus pour le salarié de simplement effectuer les tâches prévues dans son contrat mais de les accomplir en faisant « mieux » que la moyenne), par les contrats précaires, la sous-traitance ou le recours à l’auto-entreprenariat (pour exercer une pression à la baisse sur les salaires et le droit du travail). Paradoxalement ce mode de management a pour corollaire un surcroît de bureaucratie via le juridisme accompagnant les contrats d’externalisation, la mise en place d’indicateurs standardisés, de procédures formelles qui vont « découper » le réel en catégories bureaucratiques et empêcher d’en saisir la complexité (pensez aux questionnaires de satisfaction standardisés, ou les appels sur des lignes téléphoniques pour un info ou un dépannage qui obéissent à un protocole ultra-normé) afin de pouvoir évaluer la « performance » et classer les salariés.

Une autre tendance inhérente au néolibéralisme est sa propension à étendre et imposer le modèle marché-concurrence-entreprise à tous les pans de la vie économique et sociale.

Prenons le cas emblématique du secteur public, qui est par nature un secteur hors-marché. Au sein de celui-ci s’est imposé le New Public Management (NPM) qui a importé les techniques de management évoqué ci-dessus.

Autre illustration, celui de l’économie ironiquement nommée « de partage », pensez par exemple aux applications web de covoiturage (type Blabacar), de location (type Air’Bnb) ou de vente d’occasion (type Leboncoin). Contrairement à ce que laisse entendre le mot « partage », ces services obéissent totalement à l’ordre marchand. Il n’y a en réalité aucun partage, seulement des transactions monétaires, une offre , une demande et des prix libres. On retrouve également la concurrence-compétition caractéristique du néolibéralisme notamment via les systèmes de notation mis en place par les plateformes obligeant ainsi chaque acteur à être « le meilleur »pour que la transaction se fasse au meilleur prix possible. Un système qui, on le voit, n’a pas grand-chose de commun avec les valeurs qui viennent à l’esprit lorsqu’on évoque le partage : la confiance, le désintéressement, le profit inexistant, la transaction non-monétaire, parmi d’autres. Ceci étant, il existe des plateformes vraiment de partage mais elles n’ont pas la notoriété de celles précédemment citées.

Enfin, pour montrer à quel point la praxis néolibérale a envahi nos vies, même dans des domaines auxquels on ne pense pas spontanément comme obéissant à l’ordre marchand, quoi de mieux que de s’intéresser aux relations amoureuses. Ce n’est pas tant la multiplication des sites web ou applications de rencontre amoureuses ou érotiques que leur mode de fonctionnement qui fait penser à celui du marché néolibéral : une offre, une demande, une concurrence-compétition qui passe par un certain nombre de codes et règles informelles plus au moins tacites ou encore par un filtrage algorithmique des profils des utilisateurs (pour trouver « le meilleur »). Et s’il n’y a pas de transactions monétaires directes entre les personnes, il n’en reste pas moins qu’en règle générale les services sont payants, tout au moins certaines fonctionnalités qui permettent d’améliorer les chances de rencontre.

La dernière caractéristique de la praxis néolibérale que je vais évoquée concerne le domaine de l’éducation. Je m’appuie pour cela sur les travaux de Christian Laval et plus particulièrement sur son livre La Nouvelle école capitaliste dans lequel il montre que le néolibéralisme transforme l’institution scolaire tant dans sa fonction sociale que dans le contenu pédagogique et les méthodes d’apprentissage. Il explique que jusqu’aux années 90, l’Ecole disposait d’une certaine autonomie vis à vis des intérêts économiques ainsi que du monde de l’entreprise et de l’industrie et conservait comme mission, peut-être idéalisée, de former l’esprit, la réflexion en général, dans un but d’émancipation de l’individu (idéal hérité des Lumières et notamment de Nicolas de Condorcet3). Or, depuis, une série de réforme a brisé cette relative indépendance en conférant à l’Ecole une mission qui va supplanter les autres : fabriquer et développer l’employabilité des élèves-futurs-travailleurs.

Cette irruption du néolibéralisme dans le monde de l’éducation est symbolisé par l’avènement de la notion de compétence, importée de la pratique managériale. Il ne s’agit plus pour les enseignants de partager, diffuser des savoirs mais de faire en sorte que les élèves acquièrent des capacités d’action afin de résoudre des problèmes censés refléter des situations de la vie réelle et plus particulièrement de la vie professionnelle. Ce basculement découle du développement de la notion de « capital humain » par le sociologue et économiste américain Gary Becker au cours des années 1960-19704. L’expression est censée désigner le « stock » composé des connaissances, des qualifications et des atouts personnels de chaque individu. Il s’agit alors pour ce dernier de faire fructifier ce capital, en d’obtenir un rendement maximal monétaire (revenu) et non monétaire (satisfaction dans le métier, stabilité de l’emploi, tout ce qui est susceptible d’augmenter le bien-être). Principale conséquence de cette nouvelle conception : les établissements scolaires deviennent de banales entreprises spécialisées dans la production de « compétences ». Pour reprendre une expression célèbre, l’individu doit devenir « entrepreneur de lui-même ». L’élève doit se considérer le plus tôt possible comme une marchandise à la recherche d’un acheteur et apprendre à se vendre.

Revenons maintenant sur l’Ecole par compétences. Pour améliorer leur employabilité, les élèves doivent être « sensibilisés » à la « culture d’entreprise », convertis aux vertus du marché, aux bienfaits de la mondialisation et aux « valeurs de l’entreprise ». Cela passe aussi bien par un lobbying pour modifier les programmes de Sciences Economiques, que par des partenariats Ecole-entreprise plus nombreux, notamment via des interventions en milieu scolaire, des visites d’entreprises ou carrément des stages5. L’OCDE va même jusqu’à promouvoir ce qu’elle nomme « l’éducation finanicère »6 aussi tôt que possible dans le cursus scolaire au plus grand plaisir de Citigroup (mastodonte financier) qui propose « des programmes de qualité et d’efficacité reconnues, qui débutent dès le jardin d’enfants et vont jusqu’à l’âge adulte »7 ou encore au CIC qui, il y a quelques années, proposait un jeu à destination de collégiens et lycéens dans lequel les élèves étaient placés dans le rôle d’ »experts boursiers », « de petits génies de la finance »8. Enfin, pour devenir un employé modèle et comme explicité dans la notion de compétence (à travers ce qui est nommé de façon pontifiante « savoir-être ») l’élève va devoir apprendre à avoir le « bon » comportement qui lui permettra de se valoriser sur le marché du travail et au sein du monde de l’entreprise, l’attitude adéquate attendue de tout employé au sein du monde de l’entreprise : « autonomie, sociabilité, initiative, « bon esprit », etc.

J’ai tenté d’apporter un peu de clarté et de rigueur à cette notion maintes fois employée mais trop peu souvent bien définie qu’est « néolibéralisme ». J’espère que le lecteur en sera satisfait. Il est évident que toute critique, remarque ou élément permettant de préciser ou d’améliorer ce qui vient d’être écrit sera le bienvenu.


Notes :

1 Pour davantage de détails on pourra lire Les Paradigmes du néolibéralisme de Serge Audier.

2 Sur le sujet on pourra lire l’excellent lire de Béatrice Hibou La Bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, publiée aux éditions La Découverte.

3 Esquisse d’un tableau historique des progrès humains, Nicolas de Condorcet, 1795.

4 Gary Becker, Human Capital. A theorical and empirical analysis with special reference to education, The Chicago University Press, 1975.

5 Christian Laval donne les exemples d’Accor, Veolia et Total dans La Nouvelle école capitaliste, La Découverte, 2012, p. 199. Un autre exemple (Coca-Cola) est donné par Christian Laval et Régine Tassi dans Enseigner l’entreprise. Nouveau catéchisme et esprit scientifique, Comprendre et Agir, 2005, p. 62-63.

6 Pour de meilleures compétences financières. Principes, programmes et bonnes pratiques, OCDE, Paris, 2005 in C. Laval, op.cit

7 Propos rapportés par L’Observateur de l’OCDE, n° 255, mai 2006.

8 Christian Laval et Régine Tassi, Enseigner l’entreprise. Nouveau catéchisme et esprit scientifique, Comprendre et Agir, 2005, p. 62.

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