Le Livre de chevet de tout libertarien

Il me paraît impossible de parler de la galaxie libertaro-néolibérale sans évoquer LE livre qui symbolise la quintessence de la pensée libertarienne et qui a inspiré et continue d’inspirer tous les représentants de ce mouvement. Ce livre c’est Atlas Shrugged de Ayn Rand écrit et publié en 1957.

Avant d’entrer dans les détails de l’ouvrage, quelques mots sur l’autrice.

Ayn rand naît en 1905 dans la Russie tsariste pré-révolutionnaire qu’elle quittera à l’âge de 20 ans pour passer le reste de sa vie aux Etats-Unis. Ses œuvres les plus connues sont The Fountainhead (titre français : La Source vive) et bien entendu Atlas Shrugged (titre français : La Grève ou quelquefois La Révolte d’Atlas). Ce dernier est considéré comme son Magnus Opus, livre le plus abouti qui caractérise le mieux la pensée randienne. Notons également que si Atlas Shrugged ne bénéficie pas d’une grande notoriété en France (hormis dans certains cercles intellectuels et bien sûr dans le monde libertarien-néolibéral), aux USA c’est tout le contraire, il a même été classé deuxième livre le plus influent pour les Américains après la Bible par la Bibliotheque du Congrès en 1991. On peut dire sans conteste qu’Ayn Rand a inspiré et continue d’inspirer les libertariens de toute génération.

Revenons maintenant au roman. L’intrigue se déroule dans un passé uchronique semblable aux Etats-Unis des années 1950, dans une Amérique en crise économique. Deux industriels défendent leur liberté d’entreprendre tandis que parallèlement de nombreux dirigeants d’entreprise disparaissent de la vie publique en quittant leurs fonctions. Ils se mettent en « grève » (d’où le titre en Français du livre), incités et encouragés par John Galt, héros du livre, qui personnifie à la perfection la philosophie d’Ayn Rand. Dans ce qui est sans doute le passage le plus connu de l’oeuvre, John Galt prononce un discours dans lequel il justifie leur « Grève », discours qui est l’exposé de la pensée randienne, espérant déclencher la révolte de ses concitoyens. Le roman se conclut par la chute du gouvernement américain et le triomphe de l’idéologie défendue par Galt et ses condisciples.

Atlas Shrugged est ainsi une ode au capitalisme et à l’argent.: « Mon but est de gagner de l’argent », le ton est donné dès le début par l’héroïne (p. 23). Cette obsession de la chrématistique (l’accumulation compulsive quasi-pathologique de l’argent) est une constante dans le roman et chez tous les protagonistes « grévistes » (ie tous ceux qui représentent à des degrés divers la philosophie randienne) : « Aimer l’argent, c’est accepter et aimer qu’il soit la résultante de ce que vous avez de meilleur en vous, un moyen d’échanger votre travail contre celui des meilleurs d’entre nous. Le fait est que celui qui vend son âme pour des clopinettes, qui crie le plus fort sa haine de l’argent, a de bonnes raisons de le haïr. Ceux qui aiment l’argent sont prêts à travailler pour en gagner. Ils se savent capables de le mériter. Permettez-moi de vous donner une petite idée de la race humaine : celui qui méprise l’argent l’a mal acquis ; celui qui le respecte l’a gagné. Fuyez comme la peste celui qui dit que l’argent est le mal absolu. Cette phrase doit vous alerter : le pillard n’est pas loin [ … ] Mais pour faire de l’argent, ou le garder, il faut être d’une très grande exigence envers soi. Ceux qui n’ont pas de courage, de fierté ou de respect d’eux-mêmes, les hommes qui ne s’autorisent pas à être riches et ne sont pas prêts à défendre leur argent comme ils défendraient leur vie, les hommes qui s’excusent d’être riches ne le resteront pas longtemps… » prêche l’héritier multimillionnaire Francisco d’Anconia (p. 313-314). Et pour ceux qui auraient encore quelques doutes sur la place que prend le fétichisme de l’argent dans la philosophie d’Ayn Rand, ils pourront les dissiper en lisant les dernières phrases du roman : « ‘‘La voie est libre. Nous retournons dans le monde. ’’ Il leva la main et, dans l’air, au-dessus d’une terre dévastée, il traça le signe du dollar. »

A l’opposé, la représentation de l’État est totalement négative. Celui-ci est présenté comme étant un spoliateur qui favorise et encourage la médiocrité. Quant aux politiques de redistribution, n’en parlons pas ! Elles sont considérées comme étant l’horreur absolue. Un protaganiste ami de Galt, à propos de Robin des Bois : « Il prenait aux riches pour donner aux pauvres. Eh bien moi, je prends aux pauvres et je donne aux riches ou, pour être plus exact, je restitue aux riches qui produisent ce que les pauvres leur ont volé. [ … ] Il justifie l’existence du médiocre, incapable de se prendre en charge, qui exige de disposer des biens de ceux qui lui sont supérieurs, tout en prétendant se consacrer aux plus faibles, quitte à voler les plus forts. C’est cette créature – un parasite à deux titres, puisqu’il prolifère sur les plaies des pauvres et se nourrit du sang des riches –, la pire qui soit, donc, que les hommes en sont venus à considérer comme un exemple d’exigence morale. » (p. 437)

Par contre, le dirigeant d’entreprise est considéré comme un héros. Malheureusement il vit dans une société telle qu’il doit faire vivre à la fois ses employés, l’État et les assistés, qui en plus ne lui en sont même pas reconnaissants ! Bref, il est comme Atlas portant le monde sur ses épaules, dans la mythologie grecque : « Monsieur Rearden, continua Francisco, solennel et calme, si vous voyiez Atlas, le géant qui porte le monde sur ses épaules, si vous le voyiez devant vous, du sang coulant sur sa poitrine, ployant sous son fardeau, les bras tremblants, mais essayant encore de porter le globe avec ses dernières forces, que lui diriez-vous ? – Je… je ne sais pas. Qu’est-ce… qu’il pourrait faire ? Et vous, que lui diriez-vous ? – De se libérer de son fardeau. » (p. 346)

Prêtons-nous maintenant et pour finir à un petit jeu lexicologique qui corroborera ce qui vient d’être dit. Prenons le mot « parasite(s) », on en trouve 22 occurrences que ce soit pour qualifier l’État, ses représentants ou toute personne qui bénéficie d’une manière ou d’une autres de dépenses publiques. Toutefois il n’égale pas le terme « pillard(s) » (plus de 100 occurrences) employé pour désigner sensiblement les mêmes choses. De la même manière,  «l’assisté », le faible, l’improductif, sont qualifiés de « raté(s) » (3 occurrences), de « zéro(s) » (6 occurrences) ou de « médiocre(s) » (7 occurrences). Ce n’est pas écrit explicitement mais de ce qui vient d’être dit on peut, avec peu de risques de se tromper, imaginer que les pauvres sont considérés comme des parasites dans la pensée randienne. Le seul pauvre qui trouve un peu de considération à ses yeux est le clochard qui (sur-) vit sans le secours d’aides sociales. Les personnages en croisent à plusieurs moments et à chaque fois ils sont présentés de façon assez positive et même empreints d’une certaine sagesse. Chez Rand un bon pauvre est un pauvre qui se satisfait de sa condition et ne vient pas déranger les plus fortunés.

A l’opposé, ce sont les mots « héros » (9 occurrences), « génie(s) » (7 occurrences) qui sont utilisés pour désigner l’entrepreneur, l’homme d’action. Dans le même esprit, le mot « volonté » apparaît environ 90 fois et en particulier une vingtaine de fois dans le discours de J. Galt. Dans la majorité des cas il s’agit de défendre l’idée que le succès, la réussite, la position au sein de l’échelle sociale, sont déterminés par la seule volonté des individus.

Voici un passage emblématique de cette dichotomie entre deux classes d’individus et la haine viscérale sous-jacente envers la classe inférieure, caractéristiques de la philosophie randienne : « L’idole de votre culte du zéro, ce symbole de l’impuissance qu’est l’assisté congénital, est l’idée que vous vous faites de l’homme, la référence, ce à quoi vous aimeriez que votre âme ressemble. ‘‘C’est humain !’’ vous exclamez-vous pour excuser tout manquement, fût-il grave, vous rabaissant ainsi vous-mêmes au niveau de “l’humainˮ tel que vous le concevez : celui du faible, de l’imbécile, du sale type, du menteur, du raté, du lâche, de l’escroc, excluant ainsi de la race humaine le héros, le penseur, le producteur, l’inventeur, l’homme d’action, le pur… » (c’est Galt qui parle ainsi lors de son dicours, p. 789)

Plus globalement, tout le roman est traversé par une lutte entre « forts » (7 occurrences) et « faibles » (13 occurrences). Mais il ne s’agit pas de dénoncer le pouvoir des puissants, au contraire celui-ci est glorifié, ceux-ci sont présentés comme étant ceux sans qui la société s’écroulerait, pourtant ils ne recevraient pas la reconnaissance méritée de la part des faibles qui finalement ne seraient que des boulets. En d’autres termes, la philosophie randienne se construit autour de l’idée d’une anti-lutte_des_classes, une lutte des classes inversée, dans laquelle les classes aisées seraient exploitées par les plus pauvres. Cette inversion des rôles apparaît clairement dans les propos de John Galt : « On dit tant de choses sur les grèves, ajouta-t-il, et sur le fait que l’homme d’exception dépend de l’homme de la rue. On clame que l’industriel est un parasite, que ses ouvriers l’entretiennent, qu’ils font sa fortune, qu’ils lui permettent de vivre dans le luxe. Qu’adviendrait-il de lui s’ils se mettaient en grève ? Fort bien. Nous allons voir qui dépend de qui ; qui entretient qui ; qui crée de la richesse ; qui assure la subsistance de qui… Et voir ce qui arrive au monde quand ce ne sont plus les mêmes qui se mettent en grève » ( p. 558 ).

Ce qui est remarquable (et c’est aussi pourquoi on aurait tort de considérer ce livre comme simplement relevant du folklore libertarien) c’est que ce discours a diffusé tout au long de la deuxième moitié du XXème siècle, dans tous les pays développés (même dans les pays où l’ouvrage n’a pas une grande notoriété, comme la France) et qu’aujourd’hui on retrouve presque mot pour mot les propos sur les assistés, l’État, le chef d’entreprise, ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien pour paraphraser un homme politique français. Ce constat devrait d’ailleurs nous alerter car les discours et les idéologies, qui reposent sur le culte de la volonté et qui louent le triomphe de la force ont rarement été sources de progrès dans l’Histoire humaine.

Pour synthétiser, Atlas Shrugged est non seulement l’expression la plus pure, brute (sans filtre) de la pensée libertarienne mais aussi une sorte de sublimation jubilatoire voire jouissive (et peut-être même orgasmique) d’un fantasme de toute-puissance pour le lecteur libertarien.


Atlas Shrugged

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