Est-il exagéré de qualifier le néolibéralisme de fascisme ? (part. 1 le fascisme)

Il est de plus en plus courant de constater l’emploi de l’expression « fascisme néolibéral » au sein de la gauche et du camp progressiste. Se pose alors cette question : est-ce simplement un énième anathème jeté au visage d’adversaires afin de les discréditer ou cela désigne-t-il quelque chose de bien réel qui mérite d’être analysé ?

A. Paléofascisme et essence du fascisme

Commençons par mettre les choses au clair. Le mot « fascisme » dans l’expression « fascisme néolibéral » ne doit pas être compris comme faisant référence à l’Italie mussolinienne ou aux mouvements similaires dans l’Europe des années 30, ni à leurs héritiers actuels au sein de la nébuleuse d’extrême-droite (aujourd’hui on peut citer par exemple le Svenskarnas parti en Suède, le British National Party au Royaume-Uni, Democracia Nacional en Espagne, Aube Dorée en Grèce, Movimento Sociale Fiamma Tricolore, Forza Nuova, CasaPound en Italie ou encore Dissidence Française). Toutes ces organisations incarnent ce que Pasolini appelle le «  fascisme de naguère »1 ou « fascisme archaïque »2 et que je désigne sous le terme de paléofascisme. Bien qu’ici il ne soit pas question de cette forme de fascisme, il est nécessaire de s’y intéresser afin d’en appréhender les caractéristiques essentielles. Pour nous y aider, convoquons deux ouvrages aux titres homonymiques : Qu’est-ce que le fascisme ?  Le premier est écrit par Maurice Bardèche, une figure de l’extrême-droite française post-1945 qui se revendique fasciste dès la première phrase de son livre. Le second, non partisan, a été rédigé par l’universitaire italien Emilio Gentile spécialiste du sujet qui nous intéresse.

a. Le fascisme selon Bardèche

Remarquons pour commencer que Bardèche considère que « le parti unique, les méthodes policières, le césarisme publicitaire, la présence même d’un führer ne sont pas nécessairement des attributs du fascisme » (p. 181). Toutefois, même si « le pouvoir peut être exercé dans un Etat fasciste par un Comité central, un Conseil ou une junte » (p. 182) n’importe qui ne peut pas y prétendre. Seuls quelques êtres hors du commun, dont la compréhension du monde dépasse l’entendement de l’individu banal, le méritent : « L’idée fasciste ne peut donc être greffée, implantée au hasard sur n’importe quelle conscience. On ne peut pas arroser avec elle n’importe quelle plante. Mais ceux qui portent l’idée fasciste, ce sont ceux qui sentent plus fortement que les autres, plus désespérément que les autres, cette manière de se sauver, ce secret de vie et de santé que chaque espèce zoologique garde comme un instinct au plus profond de sa conscience. […] Et cet instinct de ce qui est noble et sain, de ce qui est salutaire, cet instinct que la nature, que la sève a mis en nous, mais qui dort, qui ne s’éveille que pour quelques-uns, qui n’est une voix impérieuse que pour un petit nombre […] » (p. 164)

Corrélativement, Bardèche célèbre à plusieurs reprises la puissance de la volonté individuelle, caractéristique essentielle, toujours selon lui, de la pensée fasciste : « [le fascisme] ne croit pas à une fatalité, il nie cette fatalité, au contraire, il lui oppose la volonté de l’homme et il pense que l’homme peut forger son propre destin » (p. 93), « [les fascistes] ont cette idée ambitieuse que les hommes ont le pouvoir de faire, en partie du moins, leur destin » (p. 188). Pour lui le fascisme « affirme le triomphe d’une certaine qualité humaine sur une certaine médiocrité humaine » (p. 176). On aura davantage de précisions sur le genre de qualités en question par la suite, lorsque Bardèche énumèrera plusieurs vertus essentielles qu’il prête au fascisme: « la discipline, le goût de l’ordre, l’amour du travail, le sentiment du devoir et de l’honneur […] le sens des responsabilités, le sens de la solidarité, la conscience des devoirs du commandement, le sentiment d’être à sa place dans un ordre accepté et dans une tâche importante » (p. 189) puis quelques pages plus tard « le courage, la discipline, l’esprit de sacrifice, l’énergie, vertus qu’on exige des soldats au combat » (p.192). Enfin, Bardèche expose sans détour l’ambition du fascisme : « le but de l’État fasciste est donc de former des hommes selon un certain modèle » (p. 189).

b. Le fascisme selon E. Gentile

Gentile confirme le propos de Bardèche en tenant pour élément essentiel à l’idéologie fasciste la conception d’Homme nouveau (p. 129-135), parmi d’autres idées fondamentales de la culture fasciste comme « la méfiance envers la bonté naturelle de l’Homme, […], l’image de la vie comme lutte et manifestation de la volonté de puissance, le culte de l’action et le mépris des doctrines, […], l’anti-égalitarisme, le culte de l’individu supérieur » (p. 134). Néanmoins, il ne faut pas penser que le fascisme souhaite l’avènement d’un modèle univoque d’Homme nouveau. Fidèle à l’idée d’inégalités naturelles entre individus, il appelle à « la différenciation et la coexistence de différents modèles            d’« homme nouveau », chacun correspondant aux diverses fonctions que le «citoyen soldat» devait jouer, suivant ses capacités et sa place dans la hiérarchie fonctionnelle, et pas simplement politique, de l’État totalitaire » (p. 385). L’accomplissement de ce dessein serait rendu possible, selon la doctrine fasciste, par l’ « expression de la volonté de puissance d’une minorité capable de modeler la réalité et l’homme » (p. 233).

Suivant Gentile, un second élément doit être ajouteé au précédent pour pouvoir bien définir l’idéologie fasciste, son caractère totalitaire (p. 135) et revendiqué comme tel (à la différence du nazisme et du bolchevisme qui ont été qualifiés de totalitaire par des philosophes et chercheurs qui ont étudié ses régimes postérieurement, le fascisme se qualifiait lui-même de totalitaire) : « Le fascisme a été historiquement le seul des régimes de parti unique du xxe siècle à s’être auto-défini comme État totalitaire : il se référait ainsi à sa conception de la politique et à son régime d’un type nouveau, fondé sur la concentration du pouvoir entre les mains du  parti et de son duce, et sur l’organisation méticuleuse des masses, dans l’idée de fasciser la société à travers le contrôle du parti sur tous les aspects de la vie individuelle et collective afin de créer une nouvelle race de conquérants et de dominateurs » (p. 108). Ainsi, le totalitarisme fasciste « juge irrévocable le monopole du pouvoir, n’admet pas que puissent exister d’autres partis et d’autres idéologies, et conçoit l’État comme un moyen de réaliser ses projets de domination et de régénérescence » (p. 115).

Bien que le rôle de l’idéologie soit primordial, Gentile souligne qu’on ne peut pas saisir l’essence du fascisme uniquement par cette dimension, il faut également prendre en considération sa « dimension organisationnelle qui concerne le mouvement et le parti dans sa composante sociale, dans sa structure associative et dans son style de comportement » et sa « dimension institutionnelle concernant l’ensemble des institutions qui constituent la structure originelle propre au système politique créé par le fascisme après la conquête du pouvoir »(p. 103). Gentile souligne à ce sujet « la rationalité de l’organisation et de l’institution [fasciste] » (p. 104).

Gentile explique que l’organisation fasciste se structure autour du Parti National Fasciste (PNF) qui va se livrer à « un travail capillaire de formation » (p. 142). Pratiquement, cela se traduit par la création de groupes de quartiers rassemblant les fascistes d’une partie de la ville, « chaque groupe [étant] divisé à son tour en secteurs, et chaque secteur en cinq noyaux » dans lesquels se trouvaient les chefs d’immeuble dont le rôle était de « rendre toujours plus intense et diffuse l’action capillaire du parti » (article 58 du règlement du PNF, cité par Gentile p. 294). Gentile, toujours : « le groupe de quartier fournissait un soutien médical et légal, s’occupait des enfants grâce aux crèches et aux colonies de vacances, secourait les familles dans le besoin »(p. 295). Il était épaulé dans cette tâche par les faisceaux féminins apparus depuis 1920 (p. 295). Toujours dans le but d’accroître son influence, le PNF investit le champ syndical en créant des Comités Provinciaux Intersyndicaux afin de « coordonner et diriger l’activité des organisations syndicales, intervenir dans la résolution de tous les conflits du travail, étudier et élaborer des conventions collectives au niveau provincial, surveiller leur application et exercer un contrôle politique et économique sur les différentes associations syndicales et l’action de leurs dirigeants » (p. 284-285). Une autre illustration de la stratégie d’expansion du PNF est la prise de contrôle de l’ Organizzazione Nazionale Dopolavoro (OND) ou Organisation Nationale des Loisirs que Gentile qualifie de « plus puissant instrument de pénétration parmi les masses laborieuses » (p. 286-287) et qui propose diverses activités sportives ou récréatives parmi lesquelles du chant, de la danse, du théâtre ou encore des séances de cinéma. Ainsi, comme écrit Gentile, « dans l’Italie des années 30, les représentants du parti étaient partout : des organes centraux de l’État aux organes provinciaux, du Conseil supérieur de l’école à celui de la santé, du Conseil national de la recherche aux commissions de censure théâtrale et cinématographique, des commissions des prix littéraires à celles chargées de la surveillance du marché de gros des poissons ou du marché des céréales, des comités pour le tourisme à ceux des foires et expositions. Et partout le PNF inoculait le bacille de la bureaucratisation totalitaire » (p. 287).

Cependant, comme le souligne Gentile, c’est tout naturellement dans le domaine de l’éducation et de la formation que le PNF va déployer le plus d’efforts, afin de réaliser l’objectif d’émergence de l’ Homme nouveau, élément de base de la future société fasciste. Va ainsi être instituée en 1926 l‘Opera Nazionale Balilla ou Œuvre Nationale Balilla pour les 6-18 ans, puis la Gioventù Italiana del Littorio (GIL) ou Jeunesse Italienne du Licteur (équivalent italien des Jeunesses hitlériennes) qui fusionnera toutes les organisations de jeunesse pour s’occuper de tous les jeunes de 6 à 21 ans. Gentile décrit sa mission : « La GIL avait pour tâche la préparation spirituelle, sportive et prémilitaire, l’enseignement de l’éducation physique dans les écoles élémentaires et secondaires, l’institution et la mise en oeuvre de cours, écoles, collèges, académies correspondant aux finalités de la GIL, l’assistance par le biais des camps, des sanatoriums, du patronage scolaire ou d’autres moyens » (p. 300). Ainsi, « les nouvelles générations, élevées en vase clos, n’appréhendaient la réalité qu’à travers les catégories d’analyse du fascisme et avaient peu de moyens pour résister à son appel, qui paraissait exaltant et plein d’avenir » (p. 303-304).

Afin de leur inculquer ses nouvelles valeurs, le fascisme fait appel à une rhétorique mythologique usant par exemple du « mythe de l’expérience de la guerre »à travers « la symbologie de la mort et de la résurrection, le dévouement à la nation, la mystique du sang et du sacrifice, le culte des héros et des martyrs » (p. 327) ou encore celui de la « régénérescence » qui sortira les Italiens d’un « état de somnolence » qui rendait « leur décadence irrémédiable »(p. 367). A ce dernier est associé un autre mythe, celui de « la jeunesse et de la vitalité du fascisme, opposé à la sénilité et à la vie de l’homme bourgeois, libéral et démocratique, méprisé parce que réputé sceptique, lâche, tolérant, hypocrite, sans foi, sans vitalité ni volonté de lutte et d’action » (p. 373). Dans cette mythologie, le fasciste est présenté comme « audacieux, courageux, débordant de vie et d’enthousiasme, sain dans ses instincts comme dans ses sentiments, prêt à la violence parce qu’il ne s’est pas laissé affaiblir par le sentimentalisme, l’humanitarisme et la tolérance » (p. 373). Plus généralement, le fascisme célèbre l’action et affirme « la priorité de l’expérience vécue sur la théorie » (p. 449).

c. Une définition synthétique du fascisme

Une fois ces éléments en main, il devient possible de caractériser l’essence du fascisme. De ce qui précède, il apparaît que :

1. le fascisme est à la fois idéologie et praxis, toutes deux tournées vers l’action dans le but de transformer l’État et la société. Je résumerai cette première caractéristique en disant que le fascisme est praxéologie.

2. le fascisme considère les êtres humains comme naturellement inégaux entre eux mais n’y voit rien de blâmable. Au contraire, il estime que c’est un bienfait qu’il ne faut surtout pas combattre.

3. le fascisme recourt fréquemment à une rhétorique mythologique constituée, entre autres, par

3.a le mythe d’une société léthargique, décadente, que le fascisme se doit de transformer,

3.b le mythe de l’être hors du commun, supérieur, seul contre une société médiocre qui étouffe les individus, unique héros capable de guider et d’élever le reste de la population.

4. le fascisme exalte plusieurs valeurs et attitudes, le courage, l’audace, la vitalité, l’amour du travail, le sens des responsabilités, la volonté qui permet à l’individu de forger son propre destin et au contraire méprise la démocratie, la tolérance, le sentimentalisme, l’humanitarisme, le scepticisme, la tempérance. Le fascisme fait primer l’action sur la réflexion.

5. le fascisme est totalitaire, il souhaite imposer des idées, des modèles, des attitudes, des comportements, des modes de pensée, à tous les individus. Pour ce faire, il a recours à une bureaucratisation imposante de la société. 

6. le fascisme tient l’éducation pour primordiale dans son projet de transformation de la société, qui passe par l’endoctrinement massif des individus.

Voilà le sens auquel il sera fait référence lorsque j’emploierai le terme »fascisme » dans la seconde partie de l’article.


Notes : 

1  Pier Paolo Pasolini, Ecrits corsaires, Flammarion, 1976, p. 82.

2  ibid. p. 267


Sources : 

Maurice Bardèche, Qu’est-ce que le fascisme ? , Les Sept couleurs, 1961.

Emilio Gentile, Qu’est-ce que le fascisme ? , Gallimard, 2014. 

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