Est-il exagéré de qualifer le néolibéralisme de fascisme ? (part.2. suite et fin)

La première partie de l’article était consacrée au fascisme et plus précisément au sens du mot dans la locution « fascisme néolibéral ». Cette partie sera donc dédiée à expliciter la signification du terme « néolibéralisme » et à répondre à notre question.

A. Qu’est-ce que le néolibéralisme ?

Je reprendrai ici les grandes lignes d’un article précédent.

Dans ce dernier j’expliquais que le mot « néolibéralisme » désigne un complexe constitué de deux composantes : un bloc idéologique d’une part, et un ensemble de pratiques de l’autre.

a. Le bloc idéologique néolibéral

Il s’agit de l’ensemble des croyances, postulats et principes constituant le noyau idéologique commun à tous les courants du néolibéralisme.

Croyances et postulats :

Le marché est le meilleur moyen d’allocation des ressources

Le secteur privé est plus efficient que le secteur public

La concurrence est le processus optimal pour réguler les échanges marchands et les relations inter-individuelles

Il existe une inégalité entre individus intrinsèque, il y a ceux capables d’action, d’invention (les producteurs) et les autres (les assistés)

Il existe des « lois naturelles » qui gouvernent l’économie

Principes :

Célébration de la propriété privée qui doit être à tout prix protégée.

Préférence pour le contrat par rapport à la loi

Interprétation des relations inter-individuelle comme relation contractuelle

Culte de l’entrepreneur, du self-made-man, capable de forger son destin et surtout d’élever le reste de la population grâce à ses idées, sa production.

« Naturalisation » de la propriété privée, du marché, de la concurrence, des inégalités.

b. La praxis néolibérale

La praxis néolibérale est constituée de mesures politico-économiques justifiées par le discours évoqué précédemment sur le caractère prétendument naturel de principes et de « lois » économiques. Parmi les politiques menées : la libéralisation des échanges, la flexibilisation du droit du travail, la compression du coût du travail, la dérégulation des flux financiers.

Un autre élément de la praxis néolibérale est la prédilection pour les dispositifs bureaucratiques censés améliorer ou permettre le bon fonctionnement du marché. Par « dispositifs bureaucratiques », je fais référence à ces organismes publics, semi-publics ou privés chargés de faire en forte et vérifier que la concurrence soit bien « libre et non faussée », de définir des normes afin de rendre l’environnement économique conforme aux règles du marché et propice à l’entreprise, de délivrer des certifications (cabinets d’audit), ou encore au juridisme qui accompagne les contrats d’externalisation ou les dossiers d’appels d’offre (et qui a donné naissance à des entreprises spécialisées dans ces domaines).

Le néolibéralisme a également bouleversé les rapports au sein du monde de l’entreprise en instaurant une compétition (faussement appelée « concurrence ») entre les salariés, les services et les établissements d’un même groupe. Concrètement cela passe par la rémunération dite au mérite et à la performance (il ne s’agit plus pour le salarié de simplement effectuer les tâches prévues dans son contrat mais de les accomplir en faisant « mieux » que la moyenne), par les contrats précaires, la sous-traitance ou le recours à l’auto-entreprenariat (pour exercer une pression à la baisse sur les salaires et le droit du travail). Paradoxalement ce mode de management a pour corollaire un surcroît de bureaucratie via le juridisme accompagnant les contrats d’externalisation, la mise en place d’indicateurs standardisés, de procédures formelles qui vont « découper » le réel en catégories bureaucratiques et empêcher d’en saisir la complexité (pensez aux questionnaires de satisfaction standardisés, ou les appels sur des lignes téléphoniques pour un info ou un dépannage qui obéissent à un protocole ultra-normé) afin de pouvoir évaluer la « performance » et classer les salariés.

Une autre tendance inhérente au néolibéralisme est sa propension à étendre et imposer le modèle marché-concurrence-entreprise à tous les pans de la vie économique et sociale. Pensons au cas emblématique du secteur public, qui est par nature un secteur hors-marché. Au sein de celui-ci s’est imposé le New Public Management (NPM) qui est, grosso modo, la transposition des techniques de management évoqué ci-dessus à la Fonction Publique.

Autre illustration, celui de l’économie ironiquement nommée « de partage » (blablacar, AirB’nB, Uber, Deliveroo, etc). Contrairement à ce que laisse entendre le mot « partage », ces services obéissent totalement à l’ordre marchand. Il n’y a en réalité aucun partage, seulement des transactions monétaires, une offre , une demande et des prix libres. On retrouve également la concurrence-compétition caractéristique du néolibéralisme notamment via les systèmes de notation mis en place par les plateformes obligeant ainsi chaque acteur à être « le meilleur »pour que la transaction se fasse au meilleur prix possible. On est bien loin de l’idée de partage !

Enfin, pour montrer à quel point la praxis néolibérale a envahi nos vies, même dans des domaines auxquels on ne pense pas spontanément comme obéissant à l’ordre marchand, quoi de mieux que de s’intéresser aux relations amoureuses. Ce n’est pas tant la multiplication des sites web ou applications de rencontre amoureuses ou érotiques que leur mode de fonctionnement qui fait penser à celui du marché néolibéral : une offre, une demande, une concurrence-compétition qui passe par un certain nombre de codes et règles informelles plus au moins tacites ou encore par un filtrage algorithmique des profils des utilisateurs (pour trouver « le meilleur »). Et s’il n’y a pas de transactions monétaires directes entre les personnes, il n’en reste pas moins qu’en règle générale les services sont payants, tout au moins certaines fonctionnalités qui permettent d’améliorer les chances de rencontre.

La dernière caractéristique de la praxis néolibérale que je vais évoquée concerne le domaine de l’éducation. Je m’appuie pour cela sur les travaux de Christian Laval et plus particulièrement sur son livre La Nouvelle école capitaliste1 dans lequel il montre que le néolibéralisme transforme l’institution scolaire tant dans sa fonction sociale que dans le contenu pédagogique et les méthodes d’apprentissage. Il explique que jusqu’aux années 90, l’Ecole disposait d’une certaine autonomie vis à vis des intérêts économiques ainsi que du monde de l’entreprise et de l’industrie et conservait comme mission, peut-être idéalisée, de former l’esprit, la réflexion en général, dans un but d’émancipation de l’individu (idéal hérité des Lumières et notamment de Nicolas de Condorcet). Or, depuis, une série de réforme a brisé cette relative indépendance en conférant à l’Ecole une mission qui va supplanter les autres : fabriquer et développer l’employabilité des élèves-futurs-travailleurs. Il ne s’agit plus pour les enseignants de partager, diffuser des savoirs mais de faire en sorte que les élèves acquièrent des capacités d’action afin de résoudre des problèmes censés refléter des situations de la vie réelle et plus particulièrement de la vie professionnelle. L’élève doit se considérer le plus tôt possible comme une marchandise à la recherche d’un acheteur et apprendre à se vendre. Les élèves doivent également être « sensibilisés » à la « culture d’entreprise », convertis aux vertus du marché, aux bienfaits de la mondialisation et aux « valeurs de l’entreprise ». Enfin, pour devenir un employé modèle et comme explicité dans la notion de compétence (à travers ce qui est nommé de façon pontifiante « savoir-être ») l’élève va devoir apprendre à avoir le « bon » comportement qui lui permettra de se valoriser sur le marché du travail, l’attitude adéquate attendue de tout employé au sein du monde de l’entreprise : « autonomie, sociabilité, initiative,                      « bon esprit », etc.

B. Pourquoi le néolibéralisme est un fascisme ?

Tout d’abord, un rappel des caractéristiques mises en exergue dans la partie 1, à propos de l’essence du fascisme.

C.1. le fascisme est à la fois idéologie et praxis, toutes deux tournées vers l’action dans le but de transformer l’État et la société. Je résumerai cette première caractéristique en disant que le fascisme est praxéologie.

C.2. le fascisme considère les êtres humains comme naturellement inégaux entre eux mais n’y voit rien de blâmable. Au contraire, il estime que c’est un bienfait qu’il ne faut surtout pas combattre.

C.3. le fascisme recourt fréquemment à une rhétorique mythologique constituée, entre autres, par

C.3.a. le mythe d’une société léthargique, décadente, que le fascisme se doit de transformer,

C.3.b. le mythe de l’être hors du commun, supérieur, seul contre une société médiocre qui étouffe les individus, unique héros capable de guider et d’élever le reste de la population.

C.4. le fascisme exalte plusieurs valeurs et attitudes, le courage, l’audace, la vitalité, l’amour du travail, le sens des responsabilités, la volonté qui permet à l’individu de forger son propre destin et au contraire méprise la démocratie, la tolérance, le sentimentalisme, l’humanitarisme, le scepticisme, la tempérance. Le fascisme fait primer l’action sur la réflexion.

C.5. le fascisme est totalitaire, il souhaite imposer des idées, des modèles, des attitudes, des comportements, des modes de pensée, à tous les individus. Pour ce faire, il a recours à une bureaucratisation imposante de la société. 

C. le fascisme tient l’éducation pour primordiale dans son projet de transformation de la société, qui passe par l’endoctrinement massif des individus.

Avant de reprendre chacune des caractéristiques et de voir si on en retrouve dans la description qui vient d’être faite du néolibéralisme je souhaiterais évoquer un livre célèbre aux USA et dans la sphère néolibérale, Atlas Shrugged écrit pas Ayn Rand. Ce roman décrit une lutte entre « forts » et « faibles » mais il ne s’agit pas de dénoncer le pouvoir des puissants, au contraire celui-ci est glorifié. Dans l’oeuvre d’A. Rand, la classe des « forts » se compose, des dirigeants d’entreprise, des « hommes [et femmes] d’action », des « producteurs ». Elle s’oppose à la classe des « faibles » composée, pour A. Rand des « pauvres », des « assistés », des « improductifs », des « médiocres », des « parasistes ». Pour résumer Atlas Shrugged célèbre le triomphe de la force et rend un culte à la volonté individuelle.

On retrouve là, tout de même, plusieurs caractéristiques du fascisme listées dans la partie précédente :

  • l’inégalité naturelle entre individus (C.2.)
  • l’existence d’individus supérieurs, hors du commun, seuls contre tous (C.3.b.)
  • la société décadente que le héros va transformer (C.3.a. et C.3.b.)
  • l’exaltation de la force et de la volonté (C.4.)

Or n’oublions pas que ce livre a inspiré et inspire toujours libertariens et néolibéraux.

Cette parenthèse fermée, reprenons les caractéristiques du néolibéralisme.

1. L’objectif du néolibéralisme est de transformer en profondeur l’État, en déléguant certaines de ses missions de service public à des acteurs privés et en important le mode de gestion et les méthodes de management de l’entreprise privée, entreprise privée elle-même soumise conjointement à des mutations semblables : mise en concurrence-compétition des travailleurs, individualisation de la rémunération via des primes au « mérite » ou à la « performance, avec comme corollaire une inflation bureaucratique. Plus globalement, le néolibéralisme tend à imposer le fonctionnement du marché à l’ensemble des interactions sociales en cherchant à monétiser les relations interpersonnelles , à fixer un droit de propriété et un prix à toute chose et à instituer une concurrence-compétition généralisée entre individus. On est assez proche de la caractéristique C.5.

2. L’idée d’une inégalité « naturelle » entre individus fait partie du bloc théorico-idéologique du néolibéralisme. Elle trouve d’ailleurs sa réalisation et justifie le mode de rémunération dit « au mérite ». On retrouve C.2.

3. Le néolibéralisme a aussi son héros : l’entrepreneur, érigé en modèle, celui qui fait avancer la société, qui tire l’économie, le « premier de cordée » grâce auquel l’argent ruisselle vers ceux qui lui sont inférieurs. La presse mainstream acquise à l’idéologie néolibérale est d’ailleurs friande de portraits dithyrambiques de chefs d’entreprise ou d’histoires dignes de magazines comme Voici, où le grand patron remplace la tête couronnée (tapez par exemple Bezos+génie ou Musk+génie dans votre moteur de recherche si vous avez des doutes). On reconnaît C.3.b.

4. Le discours sur l’entrepreneur-héros s’accompagne (comme on l’a vu avec Ayn Rand) d’une exaltation de certaines valeurs : la volonté, le dépassement de soi, l’audace, l’action, le goût du travail. L’instauration d’une compétition entre individus et le management par la performance participe également à la célébration de ces valeurs. A l’inverse, la démocratie au sein de l’entreprise est considérée négativement, comme un frein à l’action. Quant à l’empathie, l’indulgence, la prise en compte des troubles qui peuvent se manifester chez un salarié, au mieux on estime qu’elles n’ont pas leur place au sein du monde de l’entreprise, au pire elles sont perçus comme entravant le fonctionnement de l’entreprise en l’empêchant de se débarrasser des plus « faibles ». Caractéristique C.4.

5. La propension qu’a le néolibéralisme à imposer son modèle propriété-marché-concurrence non seulement à tous les secteurs de l’économie mais plus globalement à toute la société a été décrite plus haut. Il en découle une bureaucratisation du monde, qui travestit la réalité et façonne les comportements. Caractéristique C.5.

6. Comme expliqué supra, le néolibéralisme investit le domaine de l’éducation afin de diffuser son idéologie aux élèves et de les former aux « bonnes pratiques » et aux « bons comportements ». C’est même une préoccupation majeure. On retrouve C.6.

C. Conclusion

« Est-il exagéré de qualifier le néolibéralisme de fascisme ? » Une fois que les significations des termes ont été explicitées et d’après tout ce qui a été dit dans l’article, on peut répondre clairement : non, il y a de nombreux éléments de justification. Toutefois, je rappelle ce qui a été dit au début de la partie 1 : ici le mot « fascisme » ne doit pas être compris comme faisant référence à ce que j’ai nommé « paléofascisme » (uniformes, militarisation, rang d’oignons, pas de l’oie, ). Enfin, je finirai en reprenant une citation de Pier Pasolini en l’adaptant à mon propos. Pasolini écrit dans Ecrits Corsaires2 : « le nouveau fascisme, la société de consommation, a profondément transformé les jeunes ; elle les a touchés dans ce qu’ils ont d’intime, elle leur a donné d’autres sentiments, d’autres façons de penser, de vivre, d’autres modèles culturels. Il ne s’agit plus, comme à l’époque mussolinienne, d’un enrégimentement superficiel, scénographique, mais d’un enrégimentement réel, qui a volé et changé leur âme. Ce qui signifie, en définitive, que cette « civilisation de consommation » est une civilisation dictatoriale. En somme, si le mot de « fascisme » signifie violence du pouvoir, la société de consommation a bien réalisé le fascisme ». Je transposerai ainsi : « le nouveau fascisme, le néolibéralisme, a profondément transformé les jeunes ; il les a touchés dans ce qu’ils ont d’intime, il leur a donné d’autres sentiments, d’autres façons de penser, de vivre, d’autres modèles culturels. Ce qui signifie, en définitive, que ce néolibéralisme est une civilisation dictatoriale. En somme, si le mot de « fascisme » signifie violence du pouvoir, le néolibéralisme a bien réalisé le fascisme ».


Notes :

1  Christian Laval, La Nouvelle école capitaliste, La Découverte, 2012.

2 Pier Paolo Pasolini, Ecrits corsaires, Flammarion, 1976, p. 268-269.

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